9

Seattle. État de Washington.

 

Le siège de One Earth était une ancienne école située dans le quartier nord de Seattle. À pied, on l’atteignait en passant sous un immense pont en ferraille qui emportait les trains et les voitures de l’autre côté de la baie. L’ouvrage retentissait du sifflement des convois ferroviaires et de la vibration de tôles mal jointes sur lesquelles roulaient les camions. Un groupe de sans-abri, particulièrement courageux ou sourds, avait élu domicile sous cette porte de l’enfer. Au-delà, on parvenait à un quartier sans âme, jadis dédié à la petite industrie et au commerce de gros, désormais déserté au profit de la banlieue. Plusieurs organisations alternatives avaient tiré profit de cette décadence. Attirées par les loyers bon marché, elles s’étaient installées dans d’anciens bâtiments sans les transformer. On trouvait une radio communautaire dans ce qui avait été une boucherie industrielle – les chambres froides avaient été transformées en studios ; un club oriental où l’on donnait des cours de danse du ventre avait recouvert de tapis et de tentures l’ancien hall de réception d’une compagnie d’assurances. Les locaux de One Earth étaient situés dans un bâtiment de brique à trois étages entouré de hauts grillages. Cette barrière avait été érigée pour ceinturer les cours de récréation et empêcher les ballons de rebondir sur la rue, du temps où l’immeuble était une école. Elle donnait maintenant au site l’allure d’un camp retranché. Une caméra avait été installée au-dessus de l’entrée principale. Il fallait s’expliquer en détail, puis attendre un assez long moment, avant qu’un grésillement n’indique que la targette était ouverte.

Le hall était couvert d’affiches et de présentoirs sur lesquels les publications de l’association étaient empilées. À l’évidence, le public n’était pas admis au-delà de cette zone limitée. Un jeune standardiste au visage couvert de taches de son s’affairait derrière un comptoir. Personne n’entrait ni ne sortait par les portes qui donnaient sur le hall. C’est la preuve, se dit Kerry, que le bâtiment doit comporter une autre entrée pour le personnel.

Elle resta un long moment à contempler les affiches et à lire des brochures. Le mouvement mettait plus que jamais l’accent sur son côté hors la loi, viril, directement dédié à l’action. Des images de militants barbus bataillant dans la forêt avec d’ignobles bûcherons s’étalaient sur le dernier numéro de la revue Green Fight, l’organe de propagande de l’association. Cette imagerie guerrière était d’autant plus nécessaire que la ligne de l’association était solidement ancrée dans la modération, depuis le départ des groupes extrémistes dissidents, comme les Nouveaux Prédateurs.

Kerry avait obtenu ce stage par l’entremise de Dean, un ancien du FBI qui travaillait au bureau de Barney. Il avait conservé des relations personnelles avec une de ses anciennes sources. L’homme militait maintenant pour One Earth, sans que Dean fût certain qu’il continuait à renseigner la police. Kerry réussit à convaincre Dean de lui demander un service personnel, après lui avoir expliqué que ce geste ne contreviendrait en rien aux consignes de discrétion données par Archie.

L’ami de Dean vint interrompre Kerry dans sa lecture des prospectus et, à l’aide d’un badge électronique, il l’entraîna vers les coulisses. C’était un garçon d’une trentaine d’années, déformé par une obésité qui se répartissait sur tout son corps, élargissait son cou, le bas de son visage et jusqu’à ses poignets. Il marchait en se dandinant car il devait souffrir des pieds.

— Je m’appelle Roger, commença-t-il. Dean m’a raconté ce qui vous est arrivé. C’est affreux. Je suis content de pouvoir vous aider.

Kerry lui jeta un bref regard avant de caler son attitude sur ce qu’elle percevait de lui. Tout informateur de la police fédérale qu’il ait été – et qu’il était peut-être encore –, ce Roger semblait sincère. Dean lui avait demandé de dépanner une amie dont le mari et les deux enfants s’étaient récemment tués en avion au-dessus de l’Atlantique. En apprenant cela, Kerry, même si elle n’était pas superstitieuse, avait été furieuse. C’était vraiment une légende de très mauvais goût et qui risquait de lui porter la poisse. Elle devait pourtant reconnaître que Dean avait choisi le bon angle d’attaque. Roger adhérait complètement à cette version des faits. Kerry se demanda s’il était dupe ou pas. En tout cas, elle n’avait plus le choix : il lui fallait jouer le jeu.

Elle avait pris garde de se présenter les cheveux en désordre, sales et pendant en lourdes mèches sans grâce. Elle avait usé du maquillage, mais afin d’accroître sa mauvaise mine et ses cernes. Comme quelqu’un qui flirte avec la dépression, elle s’était habillée de frusques mal repassées. Elle accueillit les condoléances de Roger avec un pâle sourire et le remercia mollement.

Il lui expliqua le travail qu’on attendait d’elle. C’était extrêmement simple : il s’agissait d’expédier les documents de propagande que demandait le public. Pour ceux qui souhaitaient une documentation générale, il fallait mettre sous pli une sélection standard de brochures et de bulletins d’adhésion. D’autres correspondants formulaient des demandes plus précises, par exemple tel ancien numéro du journal interne ou des publications (payantes) spécialisées. One Earth avait une petite activité d’édition. Le catalogue était scotché sur un mur, avec des croix pour indiquer les titres épuisés. Les best-sellers restaient Technique du sabotage vert ou L’Autodéfense du combattant vert. Le terme de combattant, Kerry l’avait déjà noté dans sa petite revue de presse à l’entrée, remplaçait le terme de militant.

Les livres et les brochures étaient disposés sur des étagères en fer qui exigeaient, pour les plus hauts rayonnages, l’usage d’un escabeau. L’entrepôt avait été installé dans l’ancien gymnase de l’école. On voyait encore au mur un panier de basket et le parquet était sillonné de lignes peintes.

Quand Roger eut terminé d’expliquer ce qu’il y avait à faire, Kerry secoua la tête et demanda sur un ton de voix presque inaudible :

— Je serai seule ?

— Oui mais tu verras : il n’y a pas tant de travail. Un peu plus cette semaine, bien sûr. On n’avait personne depuis un mois… Mais dès que tu auras rattrapé le retard…

Kerry baissait la tête.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

Sa poitrine était agitée de spasmes. On la sentait au bord des larmes.

— Quoi donc, alors ?

— C’est la solitude. Je ne peux plus. Il faut que je voie du monde. J’espérais qu’ici…

Ce Roger était visiblement un très brave type. Kerry s’en voulait un peu de le faire marcher. En même temps, plus elle lui mentirait, moins il aurait à subir les conséquences de ce qu’elle allait faire.

— Tu n’es pas obligée de rester dans l’entrepôt toute la journée ! s’écria-t-il. D’abord, il y a les pauses pour le café et les repas. On a une cafétéria assez sympa. Je te la montrerai à midi. Et puis tu peux venir me voir. Je suis au fond du couloir, au rez-de-chaussée. Il y a parfois des commandes un peu difficiles. N’hésite pas à venir m’en parler.

Kerry était satisfaite. Elle avait un excellent prétexte pour circuler dans le bâtiment. Elle forma un sourire moins désespéré, et laissa briller un peu ses yeux. Roger était tout heureux d’être la cause de ce progrès. Kerry se demanda s’il n’était pas déjà un petit peu amoureux d’elle. Cela pouvait constituer une complication. Il ne fallait pas qu’il se mette à la surveiller avec trop de passion. Comme elle le craignait, il passa une partie de la matinée à l’aider, quoiqu’elle eût parfaitement compris ce qu’il fallait faire. Vers onze heures, voyant qu’il s’affairait toujours près d’elle, elle prit les devants.

— Ecoute Roger, il faut que tu m’excuses. Je suis pleine de contradictions. Je crains la solitude, je te l’ai dit. Mais j’en ai besoin aussi. J’aimerais…

Il leva vers elle ses bons yeux.

— … J’aimerais rester un peu tranquille maintenant. Il faut que j’assimile tout cela. Tu ne m’en veux pas ?

Roger rougit de confusion et se retira en bredouillant des excuses maladroites.

Une fois seule, Kerry consulta sa montre. Il lui restait une heure. Elle se mit à remplir des paquets rapidement, pour prendre de l’avance. En même temps, elle se repassait tous les détails du plan qu’elle avait élaboré avec l’aide de Tara et des autres services. C’était le fruit d’un travail énorme, exécuté en un temps record. L’organisation de Providence avait fait là preuve de son excellence.

La méthode choisie pour opérer était simple. Dans les milieux de l’espionnage, elle aurait été impossible. La technique était trop connue et aurait éveillé immédiatement les soupçons. Mais, dans une association du type de One Earth, on pouvait encore miser sur l’effet de surprise. De toutes les manières, dans les délais courts dont ils disposaient, il n’y avait pas d’autre solution.

Kerry bâilla. Elle s’était couchée à trois heures du matin pour achever les dernières répétitions avec l’équipe de Providence, en vidéoconférence depuis sa chambre d’hôtel avec un portable et une Webcam. Maintenant, c’était à la grâce de Dieu, comme autrefois.

À midi, elle quitta l’entrepôt et monta dans les étages. Elle avait pris soin d’emporter une liasse de brochures qui lui donnait un air affairé. Les couloirs étaient presque déserts. Les rares personnes qu’elle croisait lui faisaient machinalement un petit signe de tête en guise de salut. Tout le monde était loin de se connaître et sa présence ne suscitait pas une curiosité particulière. À ce stade de l’opération, elle n’avait pas encore véritablement besoin de déambuler seule dans l’immeuble. Mais il était important pour la suite de savoir le plus tôt possible si c’était techniquement envisageable.

Kerry constata qu’une fois franchies les portes de la réception le reste du bâtiment était librement accessible. Elle arpenta les trois étages sans être inquiétée. Aucune mention ne distinguait les bureaux, mais le décor changeait d’un service à l’autre. Il donnait quelques indications sur le travail qu’on y faisait : piles de journaux à la communication, cartes épinglées au mur chez les responsables de projets – One Earth, malgré son titre, avait découpé le monde en zones géographiques pour y suivre les menaces sur l’environnement –, liasses de factures à la comptabilité. L’ensemble paraissait bien ordonné. Les employés eux-mêmes avaient des airs studieux, compétents et sages. Ils contrastaient par leur discrétion sympathique avec les barbus vociférants que l’association mettait en avant dans ses publications. On aurait pu se croire dans n’importe quelle petite entreprise de service. La seule différence, qui trahissait le caractère associatif et non lucratif de l’organisme, était l’absence d’un étage de direction digne de ce nom. S’il existait des chefs dans le mouvement, ils avaient à cœur de ne pas se distinguer des autres. Les moquettes épaisses, les parois en teck, les tableaux soigneusement encadrés, signes habituels des repères directoriaux, étaient totalement bannis dans ce monde de l’action directe. Le seul indice qui permît à Kerry de supposer, en passant au troisième étage, qu’elle traversait sans doute les bureaux des hauts responsables était leur désordre et la modification subtile de la faune qui les peuplait. Par une porte grande ouverte, elle aperçut un type vêtu d’un gilet de cow-boy et de bottes mexicaines qui parlait en étendant les jambes sur un bureau. Dans d’autres salles, elle remarqua en passant des personnages plus âgés et plus bruyants que la moyenne de ceux qui travaillaient dans les services techniques. Les baby-boomers qui avaient fondé One Earth contrôlaient toujours l’association. Ils étaient aujourd’hui des hommes aux cheveux grisonnants, mais, dans tout leur être, ils continuaient d’exprimer leur appartenance à une génération dominante.

Kerry termina son inspection des lieux en redescendant par un escalier en béton, construit assez large pour permettre à des classes entières de s’y précipiter au moment des récréations. Au premier étage, elle tomba nez à nez avec Roger. Il marqua un instant son étonnement et peut-être un léger soupçon lui traversa-t-il l’esprit. Mais Kerry sut le dissiper en se jetant littéralement sur lui.

— Je te trouve enfin ! gémit-elle. Impossible de savoir où est la cafétéria. Il n’y a personne dans les couloirs.

— Ce n’est pas dans ce bâtiment. Il faut ressortir et traverser la cour.

— Je ne pouvais pas le deviner.

Elle était si veuve en prononçant ces mots que Roger s’attendrit. Il la prit par le bras et la conduisit jusqu’à la cafétéria. Elle occupait un petit bâtiment de plain-pied mal aéré, dont les baies vitrées étaient rendues opaques par la buée. Le carrelage au sol et sur les murs rendait la pièce très sonore à cette heure d’affluence.

Les conversations se faisaient à haute voix, presque en criant. Des rires aigus venaient d’une tablée féminine.

Roger alla saluer quelques personnes et Kerry en profita pour localiser celle qu’elle cherchait. Elle déjeunait un peu à l’écart avec trois autres personnes, une femme et deux hommes. Par leur tenue et leurs manières, ils s’apparentaient plus à la caste des employés  qu’à celle des chefs, conformément à ce que Kerry avait  décelé pendant sa visite des étages.

Roger proposa de s’asseoir à une table qui venait de se libérer. Kerry se plaça de telle manière qu’elle se trouvât en face de la personne qu’elle ciblait, à cinq mètres d’elle à peu près. À peine installée, Kerry commença à regarder sa proie avec insistance. C’était une femme brune d’une trentaine d’années, aux cheveux ondulés et longs. Elle avait de grands yeux très maquillés. Sur son visage, la peau tendue s’altérait déjà de fines rides au coin de la bouche. Kerry revint si souvent à elle que même Roger finit par s’en apercevoir et se retourna.

— Qui est-ce que tu regardes comme cela ? Tu connais quelqu’un ici ?

— C’est curieux. On dirait une de mes amies d’enfance.

Roger se retourna de nouveau.

— Je me trompe peut-être, marmonna Kerry en secouant la tête. Il y a si longtemps… Puis, à voix basse, comme pour elle seule, elle ajouta : elle s’appelait Ginger.

— Ah ! C’est Ginger que tu regardes ?

Kerry laissa tomber sa fourchette.

— Comment ?

— Je disais… je disais que la fille là-bas s’appelle aussi Ginger. Enfin, je dis aussi, mais après tout c’est peut-être la même, finalement…

Kerry était pâle. Elle fixait maintenant la fille si intensément que l’autre l’avait remarqué et la dévisageait à son tour.

— Il faut que j’en aie le cœur net, dit Kerry en se levant.

Elle alla jusqu’à la fille, approcha une chaise et s’assit près d’elle, l’obligeant ainsi à tourner le dos à ses compagnons de table.

— Excuse-moi, je suis nouvelle ici, commença Kerry. C’est peut-être stupide et dans ce cas tu m’excuseras mais il me semble que… nous étions en classe ensemble à l’école primaire Mark Twain de…

— Des Moines !

— Tu es Ginger, c’est bien ça ? s’écria Kerry d’une voix aiguë. Tu ne me reconnais pas ?

La fille émit un gloussement approbateur. Au fond d’elle pourtant, on sentait une hésitation. Elle ne parvenait pas à mettre un nom sur la personne qui surgissait de son passé. La réaction était normale. Tara avait mis Kerry en garde sur cette première phase. Un doute sur la personne n’était pas grave ; l’essentiel était d’évoquer d’abord de façon convaincante leur passé commun. C’était le moment d’injecter de nouveaux détails.

— Je m’appelle Kerry. J’étais surtout une amie de ta sœur Lindsay. En fait, je crois que je suis entre vous deux, du point de vue de l’âge. Tu es de 75, n’est-ce pas ?

— De juin 75, en effet.

— Je m’en souviens parce que tu as exactement un an de plus que moi. À l’époque, ça nous paraissait énorme. J’étais une petite. Tu ne me regardais pas.

Elles rirent toutes les deux.

— Donc tu avais seulement huit mois d’écart avec Lindsay ? dit Ginger.

— Exactement. Au fait, qu’est-ce qu’elle devient ? Tu sais que je n’ai plus de nouvelles d’elle depuis au moins dix ans.

— Elle s’est mariée avec un Canadien. Ils ont trois enfants. Elle vit dans la région de Chicoutimi, tout au nord.

— Il faudra que tu me donnes son adresse. Je lui écrirai. Et tes parents, ils sont toujours dans le Kansas ?

— Non, ils ont acheté un petit appartement à Fort Lauderdale et ils y passent les trois quarts de l’année. L’été, ils viennent ici.

Roger les avait rejointes et il expliquait l’affaire aux voisins de table de Ginger.

— Elle me fait : « On dirait Ginger. » Et moi, comme un crétin, je réponds : « Celle-ci aussi s’appelle Ginger ! »

Son témoignage venait authentifier encore un peu plus la spontanéité de la rencontre.

Il alla chercher des cafés pour toute la tablée. Quand il revint, les deux copines avaient fait le tour de leurs souvenirs : Des Moines, où Kerry avait vécu trois ans, sa piscine où elles allaient le dimanche, son petit centre-ville, un drugstore proche de l’école où l’on vendait des friandises…

Authentifier une enfance est une des choses les plus simples à réaliser, avait insisté Tara. L’excès de précisions est suspect. Il suffit d’évoquer un cadre, une ambiance, un ou deux détails dépourvus de sens et dont l’autre, en général ne se souvient pas. L’ensemble est absolument incontestable.

Ensuite venait l’évocation du reste de l’existence, depuis leur séparation supposée, survenue au terme de l’enfance. Cette phase-là ne faisait plus appel aux souvenirs connus, elle était donc plus facile à mener. Il fallait seulement se garder des éventuelles vérifications ou les avoir bien préparées, comme dans une couverture ordinaire.

— Qu’est-ce que tu fais maintenant ? demanda Ginger.

— C’est une histoire assez longue, dit Kerry en reprenant l’air abattu que Roger lui avait connu depuis son arrivée. Tu as sans doute du travail…

— Oui, il faut que je remonte dans mon bureau. Mais viens avec moi, on peut continuer à bavarder là-haut. Au fait, toi aussi tu travailles à One Earth ?

— Depuis ce matin…

— Tu vas me raconter ça.

Elles sortirent bras dessus bras dessous comme deux copines qui se retrouvent. Roger les regardait d’un air attendri, bien content d’avoir participé si peu que ce fût à la renaissance de Kerry.

Arrivées au troisième étage, elles s’étaient déjà presque tout dit. Le deuil de Kerry, les grandes étapes de sa vie avant le drame. Ginger lui avait parlé de son mari, de sa fille qui avait maintenant dix ans. « Notre âge quand on s’est connues. » Quant au sujet du travail, Ginger l’avait abordé à contrecœur, en poussant un soupir.

— Figure-toi que je suis dans cette boîte de fous depuis quinze ans.

— C’est dur ?

— J’en ai marre, mais il y a des avantages.

— Qu’est-ce que tu fais exactement ?

« Ne pose de questions que si elles accréditent l’idée que tu ne sais rien », avait dit Tara.

— C’est difficile à expliquer. Je suis la charnière, disons.

— La charnière entre quoi et quoi ?

— Entre le board et les employés.

— Le board ?

— Les chefs, si tu veux. Mais ils ne veulent pas qu’on les appelle comme ça. La plupart sont les membres fondateurs de l’association. Une bande de types géniaux mais tous plus fous les uns que les autres. C’est des bourgeois maintenant. Ils ne foutent plus rien, mais, en dessous, ils veulent que ça bosse. Et entre les deux, il y a moi.

— Tu sais, je débarque. Je ne sais pas du tout comment ça fonctionne ? Il y a un président, un chef des chefs, quelqu’un qui dirige ?

— Il y a eu des bagarres épiques ici, comme toujours dans ce genre d’associations. Depuis deux ans à peu près, les choses se sont calmées. Les excités sont partis. C’est un petit groupe de trois personnes un peu plus raisonnables que les autres qui a pris les choses en main.

Ginger arrivait presque trop rapidement au sujet. Kerry jugea prudent de ne pas pousser cet avantage. Elle resta dans le plan fixé.

— Il faut que je retourne à mon travail, dit-elle.

— Qu’est-ce que tu fais exactement ?

Kerry expliqua son rôle.

— Ah ! Je vois. Tu remplaces un handicapé qui faisait les expéditions jusqu’à maintenant. Le pauvre, il ne va pas trop bien, paraît-il. Le boulot te plaît ?

— C’est un peu… disons… simple.

— Qu’est-ce que tu as fait comme études ?

Kerry haussa les épaules.

— Je suis archiviste.

— Non ! C’est un métier, ça ?

— Assez compliqué, même. J’ai fait six ans d’études supérieures, un mémoire de maîtrise.

— Sur le rangement ?

— L’archive, ce n’est pas seulement le rangement. C’est la mémoire collective. C’est l’identité des institutions. C’est la trace du temps sur une société.

— Dis donc, tu as l’air passionnée ! Pourquoi tu ne travailles pas là-dedans, alors ?

— C’est ce que je faisais jusqu’à la mort de mon mari. Et puis, j’ai pété les plombs. On m’a virée.

« Pas de détails récents », avait insisté Tara. Sa fausse identité était fragile. Dans le métier, on appelait cela une couverture jetable. Elle était destinée à ne durer que quelques heures ou jours. Ses références n’étaient pas aussi solides que dans une couverture ordinaire. En cas de vérifications, le subterfuge serait vite découvert. Heureusement, la durée brève de l’opération ne laisserait pas assez de temps pour procéder à des recoupements approfondis. C’était toujours un pari risqué. Il était particulièrement important de ne pas permettre des vérifications faciles, en évitant de donner des détails sur des faits trop proches dans le temps.

Ginger jeta un coup d’œil sur sa table de travail encombrée de papiers. Tous les murs du bureau étaient tapissés de classeurs en carton. Certains étaient bourrés à craquer. D’autres, vides étaient écrasés par leurs voisins. Elle réfléchit un instant et dit :

— Tu pourrais peut-être nous être plus utile que là où l’on t’a mise. Faudrait que je te parle de nos archives à nous.

— Qui s’en occupe ?

— Personne, évidemment. On est toujours le nez dans le guidon.

Le téléphone sonna et Ginger partit dans une longue discussion à propos d’une réunion qui devait être déplacée. Quand elle raccrocha, elle avait totalement oublié la question des archives.

— Je dois te laisser, dit-elle à Kerry. J’ai plein de choses à régler. Va bosser, on se reverra demain midi. Je vais essayer d’organiser une bouffe à la maison un de ces soirs.

Kerry eut un bref moment d’hésitation. Elle pesa rapidement le pour et le contre. Malgré le danger, les impératifs de l’urgence commandaient d’agir tout de suite.

— Tu étais sérieuse ? demanda-t-elle.

— À quel propos ?

— Pour tes archives. Tu sais, je serais vraiment heureuse de travailler avec toi. Et ça me plairait plus que de rester dans mon entrepôt. En quinze jours, j’aurais tout mis au net.

Ginger s’arrêta et regarda Kerry fixement. Le silence se prolongea.

— À Des Moines… commença Ginger, le regard soupçonneux. Je me demande…

Kerry sentait la sueur couler sous ses aisselles. Mais elle était étonnamment à l’aise dans ces situations extrêmes. Pour la première fois, depuis son retour à l’action, elle ressentait cet émoi particulier que jamais elle n’avait pu oublier. Elle pensa à Paul.

— Oui, je me demande… si tu n’étais pas la petite amie de Jerry Knobe ?

L’équipe de Tara, en une semaine, avait accompli de véritables prodiges : identifier Ginger à partir de documents produits par One Earth ; vérifier qu’elle était toujours la secrétaire du board de l’association ; retrouver son état civil ; localiser le lieu où elle avait été élevée ; y envoyer quelqu’un pour recueillir discrètement quelques témoignages. Bref, réunir tous les éléments pour bâtir une couverture jetable… Ils s’étaient admirablement tirés de tout cela et Kerry avait appris son rôle en un temps record. Mais personne, jamais, ne lui avait rien dit de Jerry Knobe. Kerry n’eut qu’un court instant pour se décider. Ginger la regardait d’un air énigmatique. Il fallait trancher et c’était à pile ou face.

— Oui, avoua Kerry en redressant la tête. J’étais bien la copine de Jerry Knobe.

Ginger se leva d’un coup et poussa un cri. Elle fit le tour du bureau et embrassa Kerry avec fougue sur les deux joues.

— Pourquoi tu ne m’as pas dit ça plus tôt ? Je te reconnais maintenant ! Vois-tu, depuis tout à l’heure, c’est bête, mais j’avais un doute. C’était évident que nous avions été aux mêmes endroits, mais je ne te voyais pas. Maintenant, ça y est !

Kerry se leva et Ginger l’accompagna jusqu’au couloir en lui caressant le dos.

— C’est drôle, les souvenirs, dit-elle. Je retrouve tout, maintenant. Viens me voir demain, je te raconterai plein d’autres choses…

Kerry allait partir quand Ginger la retint et à voix basse elle ajouta :

— Jerry Knobe… Tu sais, moi aussi, l’année suivante…

Elle mit un doigt sur la bouche et pouffa comme une gamine.

 

Le Parfum D'Adam
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